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3.1.3. Les limites de la notion de variante pour les antiennes de l’office

 

3.1.3.1. Les variantes régionales d’une antienne tardive: Gaude et lætare

Comparaison des mélodies

3.1.3.2 Deux mélodies pour une antienne ancienne: Ecce Maria genuit

 

Tout en illustrant la notion de variante, les nombreuses comparaisons qui précèdent ont aussi contribué à en faire pressentir les limites. Deux cas particuliers vont nous permettre de mettre en valeur ces limites, avant de conclure cette première section.

3.1.3.1. Les variantes régionales d’une antienne tardive: Gaude et lætare

Dès qu’on quitte le répertoire des antiennes anciennes et universelles, les variantes se multiplient et, le plus souvent, s’amplifient. L’antienne Gaude et lætare filia Sion (CAO 2921, tabl 1) constitue un exemple particulièrement représentatif de ce phénomène qui apporte cependant des interrogations nouvelles sur notre propos.

Gaude et lætare, filia Sion, quia ecce ego venio, et habitabo in medio tui, dicit Dominus.

D’après le C.A.O., cette antienne apparaît seulement dans Paris BnF lat 12584 (f° 222v), pour le samedi de la 3e semaine de l’Avent.

Le C.A.O. ne comporte que des indications littéraires et liturgiques. Tout change lorsqu’on recherche les sources musicales de la pièce. Cette antienne se présente en effet dans la tradition manuscrite sous quatre mélodies.

 

manuscrit

liturgie

notation

mélodie

folio

Bologna B. Univ. 1576

sab. III Adv.

non neumé

 

2

Piacenza B. cap. 65

f. 4 I Adv.

s/lignes

1

277v

Wien BN s. nova 2700

Annonciation

neumes

2

567

Karlsruhe BLB SG VI

Annonciation

s/lignes

2

215

Roma B. Casanate 1907

sab. III Adv.

neumes

3

11v

Roma B. Vall. C. 13

f.4 I Adv.

s/lignes.

3

10v

Gerona, Seminario 4

f.4 I Adv.

neumes

3

110v

Silos, Abadia 9

f.6 IV T. Adv.

aquit. diast.

3

14

Paris BnF lat 12044

sab. III Adv.

s/l.

3

4v

Paris BnF lat 12584

sab. III Adv.

neumes

3

222v

Toledo B. cap. 44.2

dom. I Adv.

diast.

3

1

Toledo B. cap. 44.3

f.6 II Adv.

s/l.

3

9

Lucca B. cap. 601

sab. III Adv.

s/l.

4

18

Toledo B. cap 48.14

sab. III Adv.

s/l.

4

11v

 

 

 

La mélodie 1

Le manuscrit Piacenza Bibl. cap. 65 est seul à donner cette mélodie, de style assez «cantillatoire». Ecrite en finale sol, elle relève du mode archaïque de [1] et se trouve rattachée par son ton psalmodique au 8e mode. En première approximation, on peut la considérer comme une composition locale.

La mélodie 2

Cette mélodie du 6e mode, assez peu «classique», ne se rencontre – à notre connaissance – que dans deux sources germaniques: Karlsruhe, Badische Landesbibliothek Saint-Georges VI et Wien, Österreichische Nationalbibliothek nova 2700 (olim Salzbourg, Saint-Pierre a.XII.7). Il s’agit donc d’une composition très locale, dont l’affectation à l’Annonciation, et non à l’Avent, confirme le caractère tardif.

La mélodie 3

Cette mélodie, la plus répandue des quatre, est un premier mode très affirmé par l’intonation à la quinte. Elle correspond à l’antienne du CAO. On remarque de minimes variantes entre les différents témoins:

 

mi ou fa sur Gau-de,

clivis sol-fa ou punctum fa ou punctum sol sur ego,

etc.

 

On remarque aussi les manières diverses dont les témoins précisent ou non le si bémol de tare.

La mélodie 4

Cette mélodie n’apparaît que dans deux témoins, dont la parenté a été signalée depuis longtemps[2]. Elle est étonnanment proche de la précédente. De l’incise centrale (quia ecce ego) jusqu’à la fin, texte et mélodie sont identiques. L’intonation et la deuxième incise sont différentes, du point de vue de l’ornementation, mais la structure modale est identique.

Comparaison des mélodies

Les mélodies 3 et 4 peuvent donc être regardées comme une seule et unique mélodie d’antienne. Elles se distinguent par une variante ornementale de taille, qui n’affecte cependant pas la structure modale de la pièce, mais qui, au contraire, la met en valeur de deux façons différentes.

On peut s’interroger sur la manière dont cette variante s’est introduite, et donc sur l’antériorité d’une mélodie par rapport à l’autre.

Dans la mélodie 3, l’intonation affirme fortement la quinte. Indépendamment du parti esthétique, ce choix peut avoir éte influencé par la volonté de faire remarquer d’entrée le mode de la pièce. Un tel souci dénoterait une influence de la théorie des modes sur la composition.

Dans la mélodie 4, l’intonation utilise une formule proche de l’intonation classique du timbre Euge serve bone. Un tel recours peut s’expliquer par la volonté de simplifier l’intonation en employant un modèle mieux mémorisé, dépourvu de grands intervalles. Il s’agirait alors d’une influence d’ordre pratique.

Ce ne sont que des hypothèses. L’aire de diffusion – beaucoup plus restreinte – de la mélodie 4, nous fait pencher pour la deuxième solution, mais n’exclut pas l’influence théorique sur les manuscrits de la mélodie 3: on y trouve en effet des monastères comme Saint-Maur des Fossés, marqué par la présence d’Odon de Cluny[3].

 

Entre la mélodie 1 et la mélodie 3-4, il y a une diversité substantielle, de mode et de développement mélodique. Pourtant, à regarder de plus près la mélodie 1, on se rend compte que l’incise quia ecce ego venio, est identique à celle de la mélodie 3-4, à l’ornementation de venio près. Cette communauté est possible puisque les échelles du 1er et du 8e mode coïncident dans leur partie grave et que les deux modes possèdent ainsi une parenté au moins matérielle[4].

On peut s’interroger sur le caractère fortuit de la similitude de la troisième incise. S’agit-il d’une coïncidence, facilitée par la communauté d’échelle et de texte? et nous serions alors en face de deux antiennes différentes sur le même texte. Ou bien un contact – dont nous ignorons tout – est-il intervenu entre les traditions 1 et 3-4, favorisant un emprunt? et alors nous serions en présence de deux antiennes parentes. Ou faut-il dire que nous sommes en présence de la même antienne avec une variante couvrant trois incises?

Nous atteignons ici une limite du concept de variante appliqué au répertoire des antiennes de l’office: jusqu’à quel point y a-t-il variante d’une même antienne? à partir de quel seuil ne peut-on plus parler de variantes et doit-on distinguer deux antiennes? et sur quels critères définir ce seuil?

Ces interrogations sur les antiennes de l’office ont été rencontrées par d’autres chercheurs[5]. Elles ressemblent aux interrogations, voire aux contradictions, qui naissent de l’examen des tableaux comparatifs des chants de l’Ordinaire, spécialement des Kyrie[6].

Plus qu’à la définition que nous avons choisie de la variante, ces questions sont davantage liées à nos conceptions de l’antienne médiévale: à toute époque, le chercheur est tenté de projeter sur le passé des idées ou des procédés de composition liés des pratiques ou des théories musicales ultérieures.

Les antiennes de l’office sont destinées au chant de l’assemblée, non d’un groupe spécialisé, et encore moins d’un soliste. Leur composition ne comporte aucune préoccupation de mélodie originale. Même si un chantre est intervenu dans cette composition, son travail est – plus que pour tout autre genre liturgique – «contrôlé» par la communauté, ses habitudes et sa culture.

La composition d’une antienne ressemble peu à l’élaboration d’un projet musical appliqué à un texte. Elle ressemblerait plutôt à la mise en œuvre d’un très large ensemble de formules déterminées par la culture de la communauté. Certaines sont «intermodales» et permettent des «ponts» entre les divers timbres modaux et lleurs formules.

Au bout du compte, la composition d’une antienne pourrait être conçue comme le déplacement des fragments d’une mosaïque ou d’un kaléidoscope, dont les couleurs se fixeraient sous l’influence des formes imposées par le texte chanté.

 

3.1.3.2. Deux mélodies pour une antienne ancienne: Ecce Maria genuit

Le deuxième exemple, qui semble se situer à l’extrême opposé du précédent dans les comparaisons, est une exception rare. Dans le fonds le plus ancien, une antienne semble subsister dans deux états différents.

L’antienne CAO 2523 fait partie des textes liturgiques qui auraient pu être introduits de la liturgie byzantine dans l’office romain[7]. Dans la tradition romano-franque unanime, c’est la 5e antienne des laudes de l’Octave de Noël (1er janvier).

Son texte comporte de minimes variantes, ce qui incline déjà à envisager une probable «hésitation» de la tradition.

Ecce Maria genuit nobis Salvatorem, quem Ioannes videns[8], [9]exclamavit[10] dicens: Ecce Agnus Dei, ecce qui tollit peccata mundi, alleluia.

Du point de vue mélodique, la tradition écrite se sépare en deux branches.

D’une part, une antienne du 2e mode, qui se rattache de loin au timbre des antiennes O:

 

(Karlsruhe, Bad. Landesbibl. SG VI, f° 30)

 

D’autre part, une antienne du 5e mode, dotée de développements mélodiques nettement différents:

 

(Paris, BnF lat 17 296, f° 44)

 

Sur un ensemble de différences substantielles (le mot videns), il y a plusieurs points de contact mélodique entre les deux antiennes:

– sur genuit, le mouvement modal est identique avec une ornementation légèrement différente,

– sur salvatorem, il y a le même mouvement neumatique,

– sur exclamavit dicens, l’architecture modale est identique et l’ornementation assez proche,

– sur ecce Agnus Dei, la ressemblance, imparfaite dans Harkter, est complète dans certains manuscrits plus tardifs qui connaissent les deux antiennes.

Ainsi peut-on comparer les deux mélodies au sein d’un antiphonaire, originaire de Pavie et daté du xiie siècle, Monza, Biblioteca capitolare e-15.79, f° 29 et 32v.

 

 

Les deux versions sont l’une et l’autre assez anciennes puisqu’elles coexistent dès le manuscrit de Harker, le 5e mode étant affecté à Noël et le 2e mode au 1er janvier.

Les contacts mélodiques que nous avons remarqués entre les deux antiennes sont peu de chose lorsqu’on constate que, dans la tradition manuscrite, chaque mélodie n’est pas systématiquement associée à la même circonstance liturgique.

Voici un aperçu de la répartition réalisé à partir des manuscrits de base décrits dans notre chapitre II (et qui possèdent au moins l’une des antiennes), auxquels nous avons ajouté quelques manuscrits du nord de l’Italie.

 

manuscrit

mode de l’ant. de Noël

mode de l’ant. du 1er janvier

Sankt-Gallen, Stiftsbibl. 390-391

5

2

Karlsruhe, B.L. Aug. LX

///

2

Karlsruhe, B.L. SG VI

///

2

Aachen, Bischöfliches Domarchiv 20

5

2

Klosterneuburg, Stiftsbibl. 1013

///

2

Metz, Bibl. municipale 83

2

5

Toledo, Bibl. capitular 44.1

///

2

Toledo, Bibl. capitular 44.2

///

2

Piacenza, Bibl. capitolare 65

///

5

Benevento, Bibl. capitolare 21

///

5

Paris, BnF lat 17 296

///

5

Paris, BnF lat 12 584

///

5

Paris, BnF lat 12 044

///

5

Mont-Renaud

///

5

Worcester, Chapter Lib. F. 160

///

5

Monza, Bibl. capitolare e-15.79

2

5

Ivrea, Bibl. capitolare 106

///

5

 

N.B. Le signe /// indique que l’antienne n’est pas disponible dans ce manuscrit.

Comment expliquer un tel phénomène? Nous ne pouvons que proposer une hypothèse.

La diversité de comportement que nous remarquons dans ces manuscrits de régions et d’époques diverses tend à prouver que la tradition orale antérieure à la mise par écrit connaît bien deux antiennes. Il serait donc plus judicieux de parler de deux traditions orales différentes. Et plus précisément, de deux traditions liturgiques différentes.

En effet, la série romano-franque de l’Octave de Noël (1er janvier) comporte dès l’origine une antienne Ecce Maria, tandis que la série romaine correspondante ne connaît pas cette antienne.

 

série romano-franque

série romaine

O admirabile

O admirabile

Quando natus es

Rubum

Rubum

Germinavit

Germinavit

Innovantur naturæ

Ecce Maria

Magnum hereditatis

 

Pourtant, ce texte est connu aussi à Rome, où il est doté d’une mélodie du 5e mode. Qualifié d’antienne, il est chanté solennellement, à la fin du 3e nocturne de la nuit de Noël, après le dernier répons et avant le Te Deum qui conduit processionnellement au lieu de célébration de la messe:

«Les lectures achevées, cinq ou six chanoines revêtus de chapes, au milieu de du chœur chantent ensemble l’antienne Ecce Maria genuit … Le chœeur répond Ecce Agnus Dei[11]

Il y a donc deux traditions liturgiques bien distinctes qui font appel au même texte. Y correspondent deux traditions modales bien identifiées. En effet, l’antienne du 1er janvier relève du mode de archaïque et des antiennes O, jamais complètement acclimatées à Rome, on le sait[12], alors que le 5e mode de la nuit de Noël garde plusieurs traces du mode archaïque de do, un mode traditionnel et bien enraciné dans les habitu-des musicales de la Ville[13], comme le montre la transcription de l’antienne proposée par les livres de chant romain:

 

(Cit. del Vat., Bibl. Apost. Vat. Archivio San Pietro B 79, f° 27v)

 

L’antienne du 2e mode (mode archaïque de ) a été élaborée en milieu franc, pour le 1er janvier. Lorsque les échanges avec Rome ont fait connaître l’antienne de la nuit de Noël en 5e mode, certains centres l’ont adoptée dans leur liste d’antiennes de Noël et des jours suivants, d’autres l’ont employée au 1er janvier, d’autres, enfin, ne l’ont pas adoptée.

Ce cas particulier de l’antienne Ecce Maria constitue au passage une nouvelle confirmation de l’existence des échanges et des procédés d’«acculturation»[14] mutuelle entre deux traditions modales archaïques: do à Rome et en Gaule[15].

D’une manière opposée mais complémentaire, les antiennes Gaude et lætare et Ecce Maria Virgo nous conduisent à envisager une limite de la notion de variante mélodique, du point de vue du répertoire considéré: les antiennes de l’office.

 

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[1] J. Claire, «L’évolution modale dans les répertoires liturgiques occidentaux», Revue grégorienne (40) 1962, 236-238. D. Saulnier, Les modes grégoriens, 25-26.

[2] Cf. Paléographie musicale 9, Solesmes, 1906, où les deux tonaires ont été publiés en parallèle.

[3] Nous verrons plus bas, lors de l’étude du 2e type de variantes que Paris, BnF lat 12044 est, de tous les manuscrits étudiés, le plus exigeant en précision dans la notation du bémol et du bécarre.

[4] D. Saulnier, Les modes grégoriens, 100.

[5] D. Eben, Die Offiziumsantiphonen der Adventszeit, thèse, Université Charles, Prague 2002, pour les antiennes de l’Avent. K. Pouderoijen, «Die melodische Gestalt der Communio “Videns Dominus”», dans: Cantando prædicare, Godehard Joppich zum 60. Geburtstag, Regensburg, 1992, 129-155. Bien qu’appartenant au Propre, les communions évangéliques de Carême ont souvent une origine analogue à celle des antiennes de l’office.

[6] N. Albarosa, «Nota sulla problematica dei Kyrie», Studi gregoriani 15 (1999), 87-90.

[7] A. Baumstark, «Byzantinisches in den Weihnachtstexten des römischen Antiphonarius Officii», Oriens Christianus, 1936, 185. Mais voir les nuances apportées à ce sujet par R. Steiner, «Antiphons for Lauds on the Octave of Christmas», dans: Laborare fratres in unum. Festschrift László Dobszay zum 60. Geburtstag, hrsg. J. Szendrei - D. Hiley, Hildeseheim, 1995, 310.

[8] C, M: vidit.

[9] C ajoute et.

[10] C, G, B, M, H, R, S: exclamabat.

[11] B 79 f° 27v. Finitis lectionibus, quinque vel sex de canonicis induti pluvialibus in medio chori simul cantent antiphonam Ecce Maria genuit … Chorus respondet Ecce Angnus (sic) Dei.

[12] S. Gasser, «Les antiennes O», EG 24 (1992), 53-84.

[13] A Rome, on trouve en mode do le verset de Vêpres, les répons-brefs et plusieurs timbres fériaux d’antiennes.

[14] J. Claire. «Un exemple d’inculturation au ixe siècle: le chant romano-franc, dit grégorien», dans: Liturgie et cultures. Conférences Saint-Serge. XLIIIe Semaine d’Etudes Liturgiques, Paris, 1996, 25-31.

[15] J. Claire. «Le cantatorium gallican et le cantatorium romain. Étude comparée des premières formes musicales de psalmodie», OM 10 (1990/91), 50-86.

 

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